Dormir comme un tas
Parfois, on a des réveils difficiles. On ouvre un œil, on mesure la clarté de l’aube, on a peine à y croire… mais si, c’est bien l’heure. Et un désir nous traverse en cet instant précis, cher désir qui devient parfois le leitmotiv de la journée : retourner dans son lit, au plus vite. Les hostilités commencent, l’extérieur nous happe ; il faut aller travailler, il faut aller étudier, il faut aller (n’importe quel verbe à l’infinitif). On utilise étrangement souvent le verbe « falloir » dans nos vies. On rentre le soir et on se précipite dans le repos ou dans le divertissement. Si, par bonheur, l’extérieur a permis que nous rentrions plus tôt, même régime, lit chéri retrouvé. J’entends souvent des personnes me dire, et je m’associe à leurs impressions, que quand ils étaient enfants, ils détestaient dormir, car ils avaient des choses bien plus intéressantes à faire. Maintenant qu’ils sont adultes, ils n’ont jamais autant adoré l’heure du sommeil. Un changement de taille s’est opéré… Adulte, c’est physique : je récupère ma force de travail. La situation que je viens de décrire est volontairement caricaturée : elle se veut plutôt l’idéal-type d’un vécu que nous avons tous-tes connu plus ou moins, ou pas, ou peu, ou beaucoup. Le réveil, c’est comme un avion qui s’écrase (et c’est moi l’avion).
Ce désir ardent de retrouver le lieu du repos, parfois l’unique désir quotidien, me paraît étrange. Il y a, de plus, quelque chose d’assez morbide dans cette volonté : j’ai envie de m’étendre là, de ne plus bouger, de fermer les yeux et de pénétrer d’autres univers. Mais qu’a-t-elle de si immonde, cette existence, pour donner envie à tout le monde de se réfugier chez soi, dans un endroit qu’on appelle « foyer » tant il réchauffe le cœur et protège de l’extérieur ? Quand on travaille tous les jours, huit heures par jour (et souvent plus), avec pour seul repos le dimanche, le corps s’épuise. Et le poids de l’obligation et de la privation exténue plus encore… Que reste-t-il à faire, une fois que toute énergie a été absorbée, que reste-t-il, à part dormir et manger, qui sont les seuls moyens efficaces et connus de nos jours pour se retaper, reprendre des forces ? Un rhume passager inquiète et se fait traiter comme une maladie, qu’en est-il de cette fatigue chronique que la majorité des personnes subit ? Elle a été intériorisée, apparaît comme « normale » ; « être fatigué-e », c’est banal puisque c’est le lot de tout le monde.
Temps et intérêt. Pouvoir aimer son activité, donc pouvoir la choisir, allégerait déjà beaucoup la charge. Travailler moins, et vraiment beaucoup moins, aussi. Il faudrait juste répondre aux besoins d’une société durable. Mais la nôtre est capitaliste et a donc un besoin de production infini. Voilà pourquoi nous sommes progressivement amené-es à travailler plus, et ça n’ira guère en s’arrangeant.
L’État dit soutenir la culture, dit faire des efforts de gratuité de tous côtés. Si les fonctions vitales sont incessamment usées, elles demandent le repos, si tant est qu’on considère que la culture dominante, imposée d’en haut, fasse appel à la réflexion et à la participation. Tous les individus ont la capacité de lire un essai de philo, un ouvrage de littérature quelconque, de voir une exposition, de peindre ou de créer. Mais qui, pour lire un essai de philo, un ouvrage de littérature quelconque, pour voir une expo, ou peindre, ou créer, après une journée entière à travailler, et des semaines à plein-temps à supporter ? Tout est évidemment question d’envie et d’affinités. Mais dans une société capitaliste, on ne fait pas ce qu’on veut, étant engagé-es dans une bataille pour la survie. Heureusement pour nous, nous avons les romans de gare, les best-seller, les philosophes du devant de la scène, l’industrie du cinéma, le petit écran… Les activités ne devraient être que créatrices, c’est là que l’être humain sait faire, c’est là ce qui le rend heureux. La majorité des emplois que nous occupons sont des fonctions subalternes et imbriquées dans des hiérarchies ; on doit obéir, et les marges de manœuvre et de décision sont plus ou moins larges, mais toujours contraintes, encadrées. Voilà pourquoi nous voulons tant retourner dans notre chez-soi (si on en a un).
Travail forcé.